D'un monde à l'autre
Je referme les 450 pages de Swing Time de Zadie Smith qui m'a fait découvrir la culture pop afro-caribéenne du Londres des années 1980-2000 (entre autres) pour me plonger dans les 450 pages de la biographie Noir désir, post-mortem de Léonel Houssam.
Dès les premières pages je suis entraîné dans un monde qui m'est beaucoup plus familier, celui de la scène punk-rock des années 1990, en France. Les soirées caennaises au Corto ou au Vertigo, même du bout des orteils et sans Doc Marteens, des souvenirs enfouis, pas forcément heureux, une madeleine rance et périmée.
Je fuis les biographies, surtout sur la musique, et même si la lecture des textes de Léonel Houssam est toujours d'une jouissance incommensurable, ses romans surtout, je n'avais jamais cédé à la tentation de lire ses autres œuvres, biographiques, sur des artistes que je ne déteste pas pourtant.
Ce n'est pas tant ma grande sympathie et mon respect pour l'auteur qui m'ont fait flancher que les dernières années de censure qu'a eu à subir le chanteur du groupe. Une forme de soutien à un artiste, Bertrand Cantat, empêché de s'exprimer par une minorité radicale, bornée et dangereuse. Un climat nauséabond comme l'écrit lui-même Léonel Houssam.
Des rebelles réformateurs, des romantiques mous, de sincères nerveux
Fidèle à lui-même, Léonel Houssam déploie son arrogance et son excès comme il le dit lui-même dans l'avertissement. Me reconnaître dans les romantiques mous qu'ils regardent avec une certaine bienveillance malgré tout, c'est une pichenette, ce poil à gratter déposé par l'auteur quand il s'agit de décrire et de commenter les débuts médiatiques du groupe, le moment où je les ai moi-même découverts avec la chanson qui les a propulsés dans "le classement pitoyable des meilleures ventes en France" (Top 50): "Aux sombres héros de l'amer".
Il était difficile à 15 ans à peine, loin des centres urbains où la culture jeune, rock, underground fleurissait, d'avoir accès à toutes ces musiques que les rebelles d'aujourd'hui encensent. Le Top 50, mais surtout les débuts de la chaîne M6, nous a permis, à nous romantiques mous, de sortir du gothique baudelairien formaté de Mylène Farmer pour nous confronter à la musique rock française. Bien sûr, Telephone, Thiéfaine, Bashung, Les Rita Mitsouko, La Mano Negra... faisaient déjà partie de nos groupes ou artistes préférés, écoutés à l’écœurement, sauvés seulement de la nausée par la redécouverte de groupes ou artistes mythiques internationaux tels que les Doors, Led Zepellin, Patti Smith, Bob Marley, T-Rex, j'en passe.
Cette première période est rudement bien documentée avec des extraits de l'entretien avec Theo Hakola - que je découvre avec plaisir - enregistré en juillet de l'année 2018. C'est au travers de cet entretien mais aussi des extraits d'archives de magazines spécialisés que nous découvrons comment Noir désir est arrivé en peu de temps au sommet de la musique rock française, un peu en équilibre, laissés libres de leurs choix dans un premier temps, trahis par le système, et la maison de disque Barclay peu de temps après. Une fois qu'"Aux sombres héros..." est devenu l'un des hymnes de cette générations de romantiques mous fin de siècle.
Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien...
En effet, n'avoir l'air de rien et pourtant devenir ce groupe de rock qui, en ce début des années 1990, en France, revient par la grande porte et jette ce "Tostasky" nerveux, dont je me souviens surtout de l'introduction: ces riffs de guitare, et du clip, où le visage du chanteur, pourtant narcissique et susceptible - artiste écorché vif, est filmé de trois quart, ne montrant que sa boucle d'oreille corsaire.
Dans la partie du livre consacrée à cette période du groupe, nous apprenons combien Cantat était incohérent, torturé, malade (physiquement), usé plutôt. Et comment ne pas l'être. Léonel Houssam, loin du fan éperdu, de la midinette en chaleur, fait preuve ici d'un nécessaire recul vis à vis du sombre héros, révélant justement la part d'ombre du chanteur et de sa croisade anti-système, sensible à la critique, mauvais joueur face à la critique négative, et donc anti-Libération surtout.
Le groupe apparaît ici non pas comme un agglomérat d'individus (ça n'a visiblement jamais été le cas, malgré le charisme et la prestance du chanteur qui aurait pu mettre en retrait les autres membres) mais comme une entité à part entière, une symbiose totale, illustrée par le livret de l'album Tostaky, comme il l'est décrit par Léonel Houssam.
Il est agréable, à la lecture d'un livre concernant un sujet que l'on croit connaître, d'être étonné, cultivé, enrichi d'informations qui apportent un réel éclaircissement à l'existence de ce sujet, à son évolution. C'est mission accomplie ici et cela montre le travail de recherche et la précision littéraire dont fait preuve l'auteur. Sa signature caustique, parfois cynique, surgit cependant au détour d'un paragraphe, ce qui n'enlève rien à sa rigueur documentaire et au plaisir de le lire.
Bouillonnements et débordements
Les pages qui couvrent le milieu des années 1990 jusqu'au crime de Vilnius sont pour moi, jusque-là, les mieux écrites, en tout cas celles qui m'apprennent le plus et de façon moins excessives que les précédentes.
Les expériences individuelles des membres du groupe, les collaborations du groupe à des projets divers et variés, l'engagement dans les causes humaines, pour ne pas dire humanitaires, et deux albums que je connais mal pour ne pas avoir été là pour le premier, pour être passé à autre chose pour le second, sont autant de fraîcheurs, de candeurs presque, et surtout comblent un vide dans ma connaissance du parcours de ce groupe.
Un peu perdu auparavant dans la somme de groupes underground que je ne connaissais pas ou très peu, je suis happé, aspiré par l'enchaînement des événements de ces sept années qui précèdent l'horreur.
Le crime de Vilnius, la querelle d'amoureux qui vire à la catastrophe, est raconté avec dignité, recul, apaisement. C'est presque froid, clinique, mais c'est bienvenu; il ne fallait pas en faire plus. Une mise en contexte nécessaire, une analyse de la relation très bien pensée, Léonel Houssam offre là un récit posé et sans excès, sans doute le passage qui lui a demandé le plus de maîtrise de soi.
Post-mortem
Avoir lu les deux tiers d'un livre de plus de quatre cents pages en moins de vingt-quatre heures ne m'est pas arrivé depuis un moment. L'écriture de Léonel Houssam en est la principale raison, et le sujet du livre n'y est pas pour rien.
J'apprécie de voir Emil Cioran cité à l'ouverture du chapitre VII qui introduit cette deuxième partie du livre. J'apprécie encore plus de lire le cheminement, l'épreuve - que dis-je? - les épreuves vécus par l'auteur pour que cette biographie naisse.
Les derniers chapitres nous donnent un riche aperçu du parcours de tous les membres du groupe
Le chapitre VIII se concentre sur Denis Barthe et Jean-Paul Roy, tantôt engagés dans des projets avec d'autres musiciens, tantôt pour le cinéma, ou encore l'engagement politique pour l'un d'entre eux.
J'irai cracher sur vos tombes
Je fais l'erreur de penser que la mort de Marie Trintignant a eu le même effet sur la carrière du chanteur, et par extension du groupe, que les overdoses de Joplin, Morrison, Hendrix, Winehouse, le suicide de Cobain... A savoir qu'elle a coupé les ailes à un groupe en pleine gloire et l'a rendu presque mythique. J'ai bien écrit: je fais l'erreur de penser, car il n'en est rien.
Le groupe est mort, Houssam le dit clairement, après une longue et douloureuse agonie, Cantat n'a pas suivi son amoureuse dans la mort physique, il aurait peut-être été nécessaire qu'il se taise à jamais, comme l'a si bien écrit Franca Maï dont le texte bouleversant, "L’autisme de Marie" publié sur le webzine E-torpedo en 2005, est reproduit dans le livre. Il n'en a rien été.
Le chapitre IX qui se concentre sur le parcours de Bertrand Cantat entre sa sortie de prison en 2007 (liberté conditionnelle) et ses probables adieux à la scène (Bruxelles, juin 2018) est long, un peu trop peut-être (l'espace donné à Detroit surtout). Il narre, avec beaucoup de retours en arrière, de remises en contexte ou en perspective, les différents projets de Cantat: le "Cycle des femmes", Detroit et leur album Horizons, et son album solo Amor fati. Chacun sabordé par la vindicte populaire, elle-même relayée par les média dits sociaux et la presse toujours prête à laisser s'exprimer les plus vindicatifs en quête de reconnaissance.
Ce chapitre permet donc à l'auteur de laisser son Mister Hyde apparaître, ou plus exactement à Léonel Houssam d'être Léonel Houssam et de nous mettre les points sur les i. J'ai été de ceux qui, à l'annonce de la mort de Marie Trintignant ont eu autant le souffle coupé que la haine. Haine sans doute d'avoir le sentiment d'être trahis, un sentiment faux et grotesque; transformé en haine envers cet homme devenu symbole de la violence faite aux femmes. J'avoue: j'ai hurlé avec la meute, longtemps. Et puis j'ai mûri.
Léonel Houssam écrit p.340
"On crie haut et fort qu'une peine est une peine et, le jour venu, on entend que la justice n'est jamais assez sévère et qu'elle devrait achever les contrevenants à la bonne marche d'un société de bien-pensants de tous bords, de majorité silencieuse et de sur-consommateurs drogués aux violons émotionnels informatifs."Que dire de plus sinon que nous vivons en effet dans une société dans laquelle plus personne n'a le droit à l'erreur, dans laquelle on voudrait autant de liberté que possible sans être capable d'accepter celles des autres, ou leurs faux pas?
Le vent le portera
Je l'ai écrit dans le premier paragraphe, je fuis les biographies, surtout les biographies sur la musique. Je ne suis pas musicien et n'apprécie cet art qu'au travers de mes émotions. Le texte et la voix avant tout, la musique ensuite.
Mais je suis curieux de tout, ou presque, et je dois dire que ce dernier chapitre et celui qui, au final, apporte le plus à ce livre. On y sent le chemin caillouteux, jonché d'ornières, parcouru autant par l'auteur que par le sujet de son chapitre: Serge Teyssot-Gay. Une histoire humaine, artistique et littéraire.
Leur rencontre en juin 2018 pour un entretien qui semble avoir impressionné, pour ne pas dire bouleversé Léonel Houssam, permet à l'auteur de nous faire partager la passion de Serge Teyssot-Gay: la création artistique pure et plurielle. Une création universelle, ouverte à tout et à tous, sauf aux fâcheux: "Ca fait maintenant longtemps que je ne travaille plus qu'avec des gens bienveillants..." dit le guitariste.
Il semble que le musicien, à l'image de l'auteur, ait trouvé une paix intérieure, une sérénité. Le parcours n'est pas terminé, mais il semble bien que la suite du chemin ne soit plus en proie aux vents mauvais mais à de doux alizés. Son univers est à découvrir ici.
Plus de dix ans après une première biographie du groupe, remaniée et rééditée en 2009, je suis heureux que l'auteur puisse voir aboutir, avec sans doute plus de solidité, l'une des œuvres qui aura marqué douloureusement sa carrière littéraire. Cette biographie est dores et déjà attaquée, sans doute même non relayée dans la presse spécialisée. Qu'importe. C'est un livre éclairant, bien écrit, fidèle à la fois à l'idée que je m'étais faite du groupe et de ce qui occupe aujourd'hui ses anciens membres, autant que de ce que je connais de Léonel Houssam à travers nos échanges et les autres textes qu'il a écrits.
Noir désir, post-mortem de Léonel Houssam, éditions Camion blanc
458 pages, 32€
Pour vous procurer le livre, c'est par ici:
http://www.camionblanc.com/detail-livre-noir-desir-post-mortem-1251.php
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Léonel Houssam, né à Charleville-Mézières en 1973, est romancier et biographe. Ayant officié sous le pseudonyme Andy Vérol de 1993 à 2013, il est l'auteur de deux romans et de plusieurs mini-romans (Les derniers cow-boys français, Seconde chance, Datacenter, etc.). Il a également été chroniqueur musical pour des fanzines, revues et magazines tels que Furia, Symposium, 60 millions de social-traîtres, Mauvaise graine ou encore Technikart. En 2008, il a publié une première biographie de Noir Désir aux éditions Scali et, en 2009, sa biographie de Manu Chao était publiée par les éditions Pimientos. À compter de 2020, il lance la maison d'édition Burn-Out qui publiera des auteurs, photographes et illustrateurs atypiques, déstabilisants et décalés.
Comment peut-on qualifier un crime, un homicide de "faux pas", "d'erreur" comme vous le faîtes dans votre texte ? Doit-on nécessairement appartenir à une "minorité bornée, radicale et dangereuse" pour trouver cela inadmissible ?
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ReplyDelete@Julie, On peut sans doute se poser la question... puisque vous ne relevez que cela de cet article qui exprime pourtant longuement et de manière détaillée son point de vue sur un livre consacré au groupe dans son ensemble.. et alors même que l'auteur parle plus haut "du crime de Vilnius", ce qui ne peut être plus clair.
ReplyDeleteJe reste d'ailleurs effarée de constater combien les opposants à Noir Désir et à Bertrand Cantat en particulier "traquent" sur le net ou dans les groupes de fans la moindre information le concernant...
@datura, Merci à vous pour cet éclairage sur ce livre. Vos propos sur l'écriture de Léonel Houssam, sur la documentation et les recherches qu'il a effectuées, sur l'étonnement et les informations que le récit a pu vous apporter et vous procurer m'ont donné envie de me plonger dans cet ouvrage dont je n'envisageais la lecture qu'avec beaucoup d'hésitation.
De rien.
DeleteLaurence A quoi bon parler de "crime" si ce n'est pour tout de suite après parler de "querelle d'amoureux qui vire à la catastrophe "? Donc, pour l'auteur du texte le 149 féminicide de l'année sera "une querelle qui tourne mal"??? Désolé, autant le livre de Léonel Houssam me semble intéressant, autant cette présentation me semble orientée et c'est dommage.
ReplyDeleteL'auteur parle également du "droit à l'erreur". Mais le "droit à l'erreur" est une notion purement pédagogique, il n'est employé que dans un contexte administratif. En aucun cas , le "droit à l'erreur" existe pour un délit et encore moins un crime.
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